La prohibition face au crime au Canada avant 1900

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Dès la seconde moitié du XIXe siècle, plusieurs organisations chrétiennes luttent contre les ravages de l’alcoolisme en Amérique du Nord. Au Canada, les principaux mouvements de la tempérance sont la Dominion Alliance, Sons of Temperance et la Woman’s Christian Temperance Union (WCTU). Née du latin Temperancia qui signifie « modération du plaisir », les sociétés de Tempérance incitent les autorités à prohiber d’alcool, en imposant la fermeture des hôtels et tavernes dans les comtés frontaliers majoritairement protestants, avec la première loi canadienne de prohibition créée en 1864 par Christopher Dunkin, député de Brome. Cette nouvelle prohibition doit combattre l’ivrognerie, les bagarres et les crimes de sang, dénoncés comme les maux de la société moderne. La problématique de l’ivrognerie touche majoritairement les femmes et les enfants, car les consommateurs sont les maris et pères de famille travaillant pour les chemins de fer ou en foresterie sur la frontière Québec-Vermont.

Des comptoirs clandestins appelés Rum Hole sont espionnés par la WCTU , dont le plus redoutable, The Bucket of Blood, construit vers 1890 dans la municipalité d’Abercorn, qui offre une production locale de whisky de patate destinée aux ouvriers du chemin de fer venus construire les voies ferrées du Canadian Pacific Railway (CPR) entre Montréal et Boston. Simple cabane de bois avec des étagères de bouteilles et un comptoir de 12 pieds, le Bucket of Blood se trouvait proche du poste de douane à la frontière. La mauvaise réputation du Bucket of Blood venait des continuelles bagarres et meurtres, à l’exemple de Burton Macy, un membre zélé de la tempérance, qui avait eu la volonté de mettre un bâton de dynamique au Bucket, mais qui a été retrouvé mort sur la voie ferrée du Boston-Montréal en 1899.

En parallèle, des American’s House se développent dans le village frontalier d’Abercorn proche du Vermont, dont les principaux hôtels étaient The Prince of Wales ; The Prince Albert; International House; Abercorn House. Là aussi, la société de tempérance canadienne Dominion Alliance surveille activement le trafic d’alcool des hôtels. William Smith, chef de gare de la station ferroviaire à Sutton Jonction qui appartient auCanadian Pacific Railway (CPR) décide d’intercepter les colis de boissons qui transitent illégalement par le train du CPR à destination des hôteliers frontaliers québécois. Membre de la Dominion Alliance, Smith réquisitionne plusieurs caisses en 1894, ce qui lui vaut des rumeurs persistantes de menaces. Dans la nuit du dimanche 8 juillet 1894, Smith est sauvagement agressé à la gare de Sutton Jonction, par un assaillant qui lui assène un violent coup à la tête, puis le traîne sur la voie ferrée pour maquiller son crime en accident. Mais Smith doit son salut à sa bonne condition physique et un tempérament robuste. Une lutte sans merci se produit sur le quai de la gare et l’assassin prend finalement la fuite devant la détermination de sa victime. Blessé gravement à la tête avec un traumatisme crânien, William Smith survit.

La puissante Dominion Alliance of Canada engage Silas Carpenter, détective et directeur du Canadian Service Secret Agency de Montréal, pour enquêter sur le complot de meurtre contre William Smith sur la frontière. Le Chef détective Carpenter comprend très vite les implications des « Smugglers » (contrebandiers d’alcool) dirigeant son enquête vers la fuite d’un propriétaire d’hôtel John Howarth et James Wilson d’Abercorn. Une femme d’Abercorn signale à Carpenter le passage d’un curieux citoyen américain, soi-disant acheteur de chevaux de Boston, dont les certificats de voyage venaient de la ville de Marlboro au Massachusetts. Carpenter va à Marlboro et retrouve l’homme, un certain Walter Kelly. En présence de policiers américains, Carpenter propose à Kelly de dénoncer ses complices canadiens contre une remise de peine. Kelly reconnaît son implication dans l’attaque contre Smith et dénonce ses complices du Québec, John Howarth et James Wilson, d’Abercorn. Le premier est arrêté et conduit à la prison de Sweetburg (Cowansville) par le constable de Knowlton. James Wilson a été localisé dans une cabane isolée au coeur des monts Sutton au Vermont.  Sur place, les douaniers locaux avertissent le détective Carpenter du danger de son entreprise, dont fut témoin un journaliste du Montreal Daily Star «The Wilsons were known as a fighting family, who would never allow a member to be arrested easily (…) it seemed perfect folly to them that Detective Carpenter alone, with only a Star reporter, should thus attempt to ”beard Lions in their dens” on the very dark night too!». Arrivant de nuit par la gare de Richford au Vermont, Carpenter arrête James Wilson, en intimidant sa famille jouant sur les conséquences désastreuses de sa fuite contre eux.

En 1898 au palais de justice de Sweetburg (aujourd’hui intégré à Cowansville), le procès pour meurtre contre Smith met en relief les implications financières et politiques des trafiquants d’alcool dans le comté, principalement auprès du chemin de fer de la CPR qui est mis en cause par la Dominion Alliance pour avoir fermé leurs yeux sur la contrebande d’alcool. Malheureusement, suite à son témoignage et sa plainte pour homicide, William Smith perd son poste d’agent de station, pour son action trop publique au goût la compagnie Canadian Pacific Railway. Face à cette injustice publique, le livre «The story of a Dark plot or Tyranny on the frontier» est publié en 1902 à Boston  pour dénoncer cette obscure histoire de crime crapuleux et de complot politique lié à l’alcool dans Brome-Missisquoi.